Différend
entre la Wilaya IV et la Wilaya V
Nous
eûmes l’occasion de discuter avec le Colonel Bougara de notre long
voyage, et des nombreux frères rencontrés. Au Cours de la discussion,
parlant des chefs de la wilaya V, il les qualifia de malhonnêtes et de
faux frères. On sentait sourdre l'amertume et la déception
dans ses propos. Nous tentâmes de lui faire comprendre qu'il
avait une fausse idée sur les responsables de la wilaya V et que
ceux-ci ne leur tenaient pas vraiment rigueur, malgré l'étalage du
différend et la campagne menée contre eux.
Il
leur reprochait surtout d'avoir donné une énorme dimension au différend,
de l'avoir porté au niveau des djounoud alors que cela n'aurait pas dû
dépasser le cercle restreint des responsables. Le
Colonel Bougara ne s'attendait pas à une pareille attitude de notre
part. Il se tut; malgré son absence de réaction, nous comprîmes qu'il
était enclin à accepter notre version, quoique avec réserve.
Quelques
jours plus tard, entre le 10 et le 20 avril 1958, et à l'occasion de L'Aïd
El Fitr, le
Colonel reçut un message de vœux de la wilaya V à la wilaya IV. Dès
sa réception, le colonel Bougara vint vers nous, nous tendit le message
pour le lire et nous dit: "J'ai maintenant la conviction que ce que
vous m'avez dit était vrai. Il rédigea sur le champ la réponse,
la remit à l'équipe de transmission. Nous réalisâmes alors que nous
venions, grâce à l'aide providentielle des transmissions qui avaient
permis cet échange rapide de vœux au bon moment, de contribuer au règlement
d'un différend qui, commérages et mauvaises interprétations aidant,
menaçait de se pérenniser.
Au
mois de Mai 1958, au moment où je m'apprêtais à repartir vers le
Maroc, le colonel Bougara vint vers moi avec à la main une lettre qu'il
venait d'écrire. Il me demanda de transmettre ses salutations
fraternelles aux responsables de la wilaya V et de les assurer du règlement
définitif du différend. Il me fit promettre ensuite de remettre la
lettre au capitaine Slimane (Kaïd Ahmed), en mains propres. Il me la
lut, la mit sous enveloppe et la scella avec un ruban de scotch.
Le
contenu de la lettre était pour
le moins plein d'allusions malignes. Le Colonel Bougara semblait avoir
passé l'éponge sur tout, sauf sur ce qui avait trait au capitaine
Slimane. La lettre commençait par les paroles d'une chanson d'Yves
Montand:
"Il
est des pays où les gens au creux des lits font des rêves.
Ici,
nous, vois-tu, nous on marche, nous on tue, nous on crève..."
Il
enchaînait par une subtile allusion à la course aux grades tout en
parlant de rêves et de course aux étoiles.
Arrivé
en wilaya V, je pris sur moi de brûler cette lettre qui était de
nature à jeter de l'huile sur le feu.
Différence
de conception entre Wilaya IV et V
Le
capitaine Slimane reprochait au Colonel Bougara d'avoir
invité un membre du
conseil de la zone 8, Wilaya V, à assister à la réunion
d'installation du capitaine Bounaama à la tête de la zone de la Wilaya
IV. Les wilayas du centre et surtout
la Wilaya IV avaient pris pour habitude, en de telles occasions
d'inviter les responsables de zones voisines, mêmes si ceux-ci appartenaient à d'autres wilayas. Le capitaine Slimane
voyait en une telle pratique un manquement
à l’esprit
de clandestinité et
à la nécessité de cloisonnement
qui, en Wilaya V, était
de rigueur. Il
n'admettait pas non plus le fait que l'invitation ait été
adressée au
nom du conseil de Zone,
chose qui selon lui, incitait les adjoints à l'insubordination. La
discipline, estimait-il, voulait que la correspondance soit adressée au
capitaine commandant la zone, qui, lui, se chargerait de décider quelle
suite lui réserver.
La
coutume. dans
les wilayas du centre, était que
les membres d'un état-major
zonal ou autre étaient considérés
comme complémentaires et
solidaires. Il se répartissaient les
tâches à travers la zone
et pouvaient se substituer les uns aux autres, agir aux noms et lieux
des autres, fût-ce le capitaine. L'essentiel était de tenir compte des
priorités du moment.
D'autre
part, le capitaine Slimane reprochait à la Wilaya IV d'être à
l'origine de la réunion interzonale qui s’était tenue durant au mois
d'août 1957 au PC de la zone 7, Wilaya V. Il accusait la Wilaya IV
d’incitation à l’insubordination de tentative d’hégémonie sur
els zones limitrophes de la Wilaya V (les zones 4 et 7 avaient participé
à la dire réunionà.
Le
ton, les termes de ce réquisitoire
échappaient au sens de la
mesure . Cela ne manqua pas de mettre le capitaine Abdelkader hors
de lui. Me trouvant près
de celui-ci, je l’empêchais de répondre à chaque qu’il essayait
de réagir aux accusations; nous allions nous enliser dans une polémique
à n'en plus finir. Il me paraissait plus sage de laisser le capitaine
Slimane vider son trop plein de dépit;
après des remontrances qui durèrent près d'une heure, il revint à de
meilleurs sentiments et nous nous quittâmes en nous embrassant.
L'incident
qui eut lieu entre le capitaine Abdelkader et le capitaine Slimane, et
qui n'était pas le premier ni le
dernier dans cette confrontation de responsables des deux Wilayas, résulte
d'une mésentente entre les chefs de ces deux Wilayas. Cela avait pour
cause trois questions:
-
La première concernai une conception hiérarchique différente dans les
deux Wilayas. Si les deux Wilayas
avaient adopté le même principe organisationnel édicté par le Congrès
de la Soummam, elles avaient chacune un style différent de
commandement. En Wilaya
IV, le principe
de la direction collégiale et démocratique avait été adopté. Cette
Wilaya était gérée comme une grande
famille: à tous les niveaux, le chef ne se mettait en relief que pour
les questions d'autorité; le subordonné, mis à l’aise, ne perdait
jamais de vue le sens de la discipline et de la hiérarchie. Du côté
de la Wilaya V, un commandement militaire strictement hiérarchisé
avait été adopté, doublé d'un cloisonnement à l'image des
organisations clandestines des villes où le grade n'avait d'autorité
que dans les limites de sa fonction. Cette rigidité pratiquée en
Wilaya V était considérée comme trop sévère en Wilaya IV. La
souplesse adoptée dans cette dernière, la Wilaya V la qualifiait de "partisans
en armes". Cela n'a pas manqué de choquer quelques
responsables de la wilaya IV de passage aux frontières Ouest, car ils
étaient habitués, à l'intérieur, à des relations plus cordiales.
-
La deuxième question, bien plus épineuse, concernait le problème
d'armes; autour de celui-i régnait une certaine confusion. Les wilayas
IV et VI avaient été avisées, fin 1956, qu'un lot d'armes
venait d'être acheminé à leur intention, via la Wilaya V. Les armes
destinées pour chacune
des deux wilayas étaient différenciées par un signe (croix
blanche pour la Wilaya IV, croix verte pour la Wilaya 6). Il y eut un
troisième lot destiné à la Wilaya V qui portait une croix rouge.
En
dépit de toute attente, il fut constaté un jour que des djounoud de la
Wilaya V portaient des armes marquées d'une croix blanche. Les
responsables de la Wilaya
IV, auxquels ces armes étaient
destinées, conclurent à un détournement et réagirent violemment. Il
n'arrivaient pas à comprendre comment la Wilaya V, réputée comme
mieux équipée, avait pu être tentée de détourner des armes destinées
à des frères moins nantis et qui en avaient grand besoin.
Il
était vrai que ce déséquilibre en armes était nettement marqué
entre les maquis du centre et ceux proches des frontières. Mais même
les maquis les plus nantis n'étaient pas suffisamment armés pour faire
face à la force de frappe d'un adversaire puissamment armé. D'où un
égocentrisme qui faisait que chaque
maquis, ne disposant pas d'un surplus à céder, gardait
jalousement pour lui son matériel et se servait le premier dans la
mesure du possible.
Ce
qui se passa réellement, d'après un officier de la Wilaya V, ce fut
que le premier lot d’armes à avoir été acheminé par la frontière
fut celui à croix banche. Il transita par la zone 8 qui prit
l'initiative de distribuer les armes à ses djounoud qui n’en avaient
pas, en partant du principe que le lot d'armes à croix rouge,
transitant par le Nord, serait acheminé
vers la Wilaya IV. Malheureusement, ce second lot tomba entre les mains
des Français. D'autre armes devaient suivre pour compenser la perte,
mais l'animosité s'était entre-temps déjà répandue et prenait de
l'ampleur. Cette discorde fut alimentée des deux cotés par des frères
qui perdirent le sens de la mesure.
3-
La troisième question concernait le manque de dialogue direct et
franc entre les différents responsables aux moments opportuns. Cela
venait de l'éloignement des chefs des deux wilayas IV et V.
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