Ali Lounici est décédé le 22
septembre 2006 à l'âge de 71 ans. El-Watan lui a consacré un article
le 11 octobre
LE CAPITAINE LOUNICI N’EST PLUS
Il était des meilleurs
Le romantisme de la révolution
algérienne nous a tellement marqués dans nos actes, que nous
n’arrivons pas, jusqu’à aujourd’hui, à faire une analyse objective,
froide, cynique des événements que nous avons vécus.
Cela parce que nous avons été
formés à cette école que nous pourrions appeler des “romantiques
idéalistes” qui ont sublimé leur révolution. Nous croyions en elle,
nous en étions passionnés. Lycéens, étudiants, nous nous sommes
donnés à fond. Mais à partir de 1962, nous avons commencé à douter.
Nous avons assisté à la déviation. A ce que j’appelle, depuis, une
entreprise d’usurpation. Non pas du genre “ôte toi de là que je m’y
mette” mais une usurpation plus perfide, plus profonde. Morale ».
Ali Lounici, capitaine de l’ALN, l’auteur de cette réflexion, s’en
est allé, comme un olivier de moins dans le verger Algérie. Fourbe,
la maladie l’a ravi à l’affection des siens, l’attachement de ses
amis et le souvenir de ses nombreux compagnons d’armes. A pas
feutrés, presque sur la pointe des pieds, il a quitté cette vie
laissant derrière lui le fracas étourdissant des combats qu’il a
livrés pour son pays, pour sa liberté. Son engagement remonte aux
premières salves de la mitraille dans les djebels de l’Ouarsenis où
il acquerra la confiance de ses supérieurs qui le nomment chef de
région. Peu de temps après, son courage et son sens de la
responsabilité seront encore une fois remarqués, particulièrement
par le colonel Si M’hamed, dont il deviendra un précieux
collaborateur un ami, disent certains témoins, ou même un confident,
selon d’autres, ainsi il sera transféré vers la zone 2 comme
capitaine, responsable politico-militaire. « C’est une zone
immense », se souvient son ami le commandant Azzedine. « La plus
vaste de la wilaya IV. Elle s’étale au nord sur la côte, entre Sidi
Fredj et Bou Ismaïl, englobe tout l’est de la Mitidja entre Boufarik
et Hadjout, occupe pratiquement tout l’Atlas blidéen, de l’est de
Tablat aux portes de Khemis Miliana, comprend également tout le
Titteri et s’ouvre au sud sur la steppe jusqu’à Ksar Chellala. A
cette époque, précise-t-il, la zone 1 (région de Lakhdaria) était
dirigée par Si Lakhdar, moi-même j’étais encore lieutenant ».
Parfait bilingue, Ali Lounici, était un médersien qui poursuivait
ses études dans le cycle qu’on appelait aussi le
« franco-musulman ». Ces collèges et lycées étaient réputés pour la
qualité de la formation qui y était dispensée et qui permettait
l’accès à une double culture. Beaucoup de cadres, politiques
notamment, en étaient issus avant même le déclenchement de la guerre
de libération. « Il faut dire que la révolution a été un brassage de
jeunes de tous les horizons sociaux et géographiques pour lesquels
la politique était étrangère. Personnellement, je n’y entendais
rien. Vaguement de gauche, je n’appartenais à aucun parti. C’est en
montant au maquis, que j’ai rencontré la politique avec des armes à
la main », nous déclarait-il dans un entretien qu’il nous avait
accordé en mars 2004, en compagnie de son inconsolable compagnon de
lutte et ami pour la vie, le capitaine Boualem Oussedik et dont nous
reproduisons de larges extraits. Même si son bagage intellectuel
semblait l’orienter plutôt vers le politique, il était aussi et
surtout un homme de champ de bataille. Il a été blessé à plusieurs
reprises, témoigne le lieutenant Mustapha Blidi qui se remémore « la
violente bataille de Bouhandess en 1957, dans laquelle était engagé
le commando Ali Khodja et le commando de la zone 2 au cours de
laquelle Si Ali avait été atteint ». Analysant schématiquement les
grandes phases de la révolution, il la subdivisait en trois
périodes : « La première, disait-il, s’étale de 1954 à 1957. Avec
tous les événements qui l’ont constituée comme le congrès de la
Soummam et toutes les étapes de l’organisation, nous pouvons dire
que c’était l’époque de l’épanouissement. Les jours heureux, de la
révolution. Je parle bien évidemment de la wilaya que je connais, la
mienne, la IV. Je me souviens que nous avions mis en pratique toutes
les recommandations et instructions du Congrès de la Soummam.
J’étais au maquis quand Si M’hamed et Ouamrane en étaient revenus.
On ne mesurera jamais assez quelle a été l’importance du Congrès de
la Soummam, sur la dynamique qui a mu le peuple algérien. Il lui a
apporté le sentiment qu’il y avait désormais quelque chose de solide
qui supportait tout l’édifice. Que la Révolution algérienne avait
gagné en envergure. Le congrès a installé une organisation qui
n’avait jamais existé auparavant et quelque soit ce que l’on peut
reprocher à Abane Ramdane, on ne peut pas contester qu’il aura
marqué de son sceau le Congrès et la révolution elle-même dans
toutes ses dimensions. Nous avions 20 ans, quand Ouamrane nous avait
réunis pour nous expliquer comment nous allions être organisés.
L’Algérie divisée en wilaya, puis en zones, puis en régions et bien
d’autres choses encore… Tout cela nous a donné de l’importance. Cela
a nourri, en tous les cas pour moi, cette dimension romantique. Ca
nous a donné ce formidable sentiment que nous avions déjà un Etat.
Le Congrès de la Soummam a insufflé en nous quelque chose
d’indicible… Nous étions des combattants de la foi, des passionnés,
des romantiques pour y revenir, ce qui nous manquait c’était un
support politique capable de mener notre combat vers un objectif
plus précis encore que l’indépendance. Une cible plus lointaine
encore ». Toutefois, à partir de 1957, Ali Lounici commence à être
gagné par le doute. « Je pense, disait-il, que jusqu’en 1957, la
période d’épanouissement des maquis, j’aurais fait le sacrifice de
ma vie avec bonheur et joie. J’allais au feu, j’étais même
téméraire. Mais après, j’ai commencé peu à peu à prendre conscience
de l’évolution de la situation. Par la force des choses, nous étions
devenus de la chair à canon, l’agneau sacrificiel, pour des gens qui
à l’étranger menaient le “vrai” combat politique pour l’indépendance
… Mon abnégation n’était plus la même. J’avais le sentiment que la
révolution avait commencé à dévier et que c’est vers 1958 que, ce je
continue d’appeler l’entreprise d’usurpation, a débuté…
L’opportunisme a fait son apparition, ça a mené à l’assassinat de
Abane. Depuis, les complots se sont multipliés. La révolution a
certes été sublime, mais elle a aussi ses erreurs, ses aspects
négatifs. Trop de morts, non pas seulement par le fait des Français
mais aussi les nôtres… mais… était-ce inévitable ? » Poursuivant son
analyse, il déplorait les « purges » drastiques dans les rangs de l’ALN
par le fait d’officiers qui avaient succombé devant la machination
du 5e bureau lequel avait élaboré une stratégie de déstabilisation
diabolique. « Ils ne pouvaient, bien entendu, venir à bout de la
révolution et de la détermination des Algériens. Tant qu’il
resterait un “fellagha” derrière un buisson, la France mobiliserait
encore des milliers d’hommes en armes. Mais il faut reconnaître
qu’ils ont su étudier nos faiblesses et nous faire croire qu’il y
avait partout et parmi nous des mouchards » « C’est venu de Kabylie.
Cette région a été la première infestée. Le colonel Si M’hamed a été
contaminé, aussi étonnant que cela puisse paraître. Voilà un homme
exceptionnel, qui appréciait les intellectuels, il s’est entouré
d’un état-major d’hommes aguerris, rigoureusement structuré. J’en
parle, parce que je le connaissais bien. J’étais un peu son
confident. Je l’accompagnais souvent dans ses tournées d’inspection…
C’est à compter de cette époque que nous avons commencé à connaître
de grosses difficultés. D’une part, parce que les Français se sont
familiarisés avec nos méthodes de combat et qu’ils s’y sont adaptés.
Ils ont créé les “commandos de chasse”, comme celui d’Aussaress,
identiques aux nôtres. Ils s’habillaient comme nous et comme nous,
ils marchaient la nuit ils n’ont certes pas réussi, dans leur
entreprise, car ils ne connaissaient pas comme nous le terrain. Mais
ils ont donné de rudes coups. Sur un autre plan, de notre côté, les
déviances politiques et le non-respect des recommandations et
décisions du Congrès de la Soummam se sont multipliés. Les primautés
et priorités édictées ont été abandonnées. L’extérieur a pris le
pas. Les Français ont dressé les lignes Morice et Challe à l’est et
à l’ouest du pays. La souricière. Nous étions coupés de nos bases
arrières : la Tunisie et le Maroc. Les armes que nous devions
recevoir et qui nous étaient promises nous ne les avons jamais vues.
Celles qui devaient être parachutées ne l’ont jamais été. Celles qui
devaient arriver par la mer ne nous sont pas parvenues, les bateaux
ayant été arraisonnés. J’ai moi-même enterré six mitrailleuses
lourdes par manque de munitions. Dans la zone que je commandais,
nous avions des mitrailleuses et au bout d’un certain temps nous
étions à court de munitions, car une mitrailleuse 12/7 ça consomme,
tout comme une mitrailleuse 30. Tout cela nous a fatigués. De plu,
il faut dire qu’au départ, nous avions commis des erreurs, je dirais
tactiques, tout particulièrement en Wilaya IV. Nous avions constitué
des unités combattantes, des commandos, notamment de 70 hommes deux
ou trois compagnies au grand maximum. Ces unités étaient légères.
Les paysans pouvaient supporter, quoi que difficilement c’est vrai,
l’intendance nécessaire. Mais la création par l’ennemi des zones
interdites a rendu le ravitaillement problématique et nous avions
parallèlement grossi nos unités. Ainsi nous nous déplacions avec 150
personnes et des bataillons de 500 hommes ! » Le retour du général
de Gaulle au pouvoir va voir l’intensification de l’effort de guerre
français avec l’aide massive de l’OTAN. Le plan Challe, qui a
élaboré des opérations meurtrières, va ébranler les maquis sans
néanmoins, les réduire. Pour Ali Lounici : « Les hommes, qui étaient
montés en 1954, 1955, 1956 montraient des signes d’épuisement
d’autant que la nourriture se faisait rare. Nous n’avions plus
l’initiative. Nous étions sur la défensive. Les événements nous
dominaient, nous imposaient leur rythme. Nous avions l’amère
sensation de ne pas décider de notre destinée. Petit à petit, l’ALN
a été décimée. Je me souviens qu’ayant passé en revue le commando de
la zone 2 à un intervalle de 15 jours, il avait changé à 90 % ses
effectifs. Tous ceux que je connaissais avec qui j’échangeais
quelques amabilités avaient été tués dans les opérations du plan
Challe. Les effectifs étaient renouvelés tous les huit jours. Tous
les huit jours, il fallait remplacer les morts. Trop de morts ! » En
pleine période des purges en 1958, le colonel Si M’hamed va trouver
Ali Lounici pour lui dire : « Tu es fatigué au bout du rouleau…
Vois-tu Si Ali, mieux vaut pour toi de t’en aller. Je vais
t’affecter au commandement opérationnel à Oujda comme représentant
de la wilaya IV ». Sur ce, il lui délivre un ordre de mission pour
l’étranger. C’est ainsi que le capitaine Lounici se retrouvera sur
les bancs de l’université en République démocratique allemande (la
défunte RDA) pour préparer un diplôme d’économiste. De retour à
Tunis et en compagnie de Boualem Oussedik, ils parcourront l’Afrique
comme ambassadeurs, notamment au Mali et en Guinée auprès de Sékou
Touré un inconditionnel, tout comme Modibo Keita, de l’indépendance
de l’Algérie. « Sékou Touré, sachant que je représentais l’Algérie,
nous raconte le défunt, entretenait avec moi des relations d’amitié.
L’ambassadeur des Etats-Unis, lui-même qui n’avait pas obtenu de
rendez-vous avec le chef de l’Etat guinéen m’avait demandé
d’intercéder en sa faveur pour une rencontre. Il m’arrivait souvent
de partager avec Sékou Touré un bol de riz à la présidence. Les
événements africains de l’époque nous les avions vécus avec notre
passion d’officiers de l’ALN. La cause des Africains était la nôtre.
Je me souviens que j’étais avec Si Boualem Oussedik au Mali et que
nous étions en contact avec les Mauritaniens qui préparaient leur
indépendance, nous leur avions donné des cours d’éducation politique
et une formation militaire. Dans tout cela, il y avait certes la
main de Fanon, mais ces Africains disaient que lorsque nous nous
regardions dans une glace, nous nous voyions noirs, Africains. Ali
Lounici trouvera avec la création de la zone autonome d’Alger,
étrangement passée sous silence par l’oraison funèbre devant son
catafalque au carré des martyrs d’El Alia, une autre raison de
s’engager comme à la première heure. « Nous sommes rentrés un peu
avant les accords d’Evian. Nous étions en mission. Pourquoi ? Dans
notre stratégie, car nous faisions aussi de la politique. Nous
n’étions pas si naïfs… Pas des enfants de chœur. Nous avions des
perspectives. Nous voulions amener le GPRA au pouvoir. Vous allez me
dire pourquoi ce choix ? Rassurez-vous nous ne voulions pas un culte
pour M. Benkhedda, le président du GPRA. Dans notre analyse, ni les
wilaya de l’intérieur ni les personnes qui étaient à l’extérieur ne
pouvaient réellement poursuivre le combat. Nous nous étions dit que
Ben Youssef Ben Khedda était le plus proche de la démocratie. Car
figurez-vous que nous en parlions déjà à cette époque. Notre
objectif était d’amener le GPRA et son président à assurer une
transition et à charge pour lui de prendre la décision d’organiser
un congrès national du FLN qui allait permettre l’émergence d’une
direction démocratique pour le pays et l’instauration du
multipartisme, d’une assemblée élue démocratiquement. Nous pensions,
en 1962 que le FLN devait achever sa mission avec un Congrès. Voilà
ce que nous voulions ». Avec Azzedine, Omar, Boualem, Bouchaffa et
moi, il y avait, je dirai, une certaine unité politique dans le
groupe en ce sens que nous étions tous de gauche ou du moins nous
regardions vers la gauche, nous étions politisés mais nous étions…
marxiens plutôt que marxistes… Pour nous, la priorité c’était
l’intérêt du peuple algérien et pour cette mission, l’intérêt du
peuple d’Alger. Il y avait une dynamique, c’était celle de la
Révolution algérienne que nous avons retrouvée dans les rues
d’Alger. La mobilisation des énergies a été rapide, facile. Cela
n’était pas tellement dû à notre sagacité, ni à notre intelligence.
Les gens nous ont naturellement aidés. Nous avions quand même
apporté notre touche intellectuelle. A vrai dire, nous réalisions un
fantasme. Etudiants et universitaires, nous étions influencés par la
commune de Paris, les écrits de notre compagnon Frantz Fanon qui,
faut-il le rappeler, était l’ami de Omar Oussedik et de Azzedine. Ce
qui fait que nous avions imprimé à notre action un caractère
populaire. Et nous exercions en toute démocratie. Que s’est il donc
passé en 1962 ? « Je crois que nous avions ressenti une espèce de
lassitude. Une fatigue somme toute normale après sept années et demi
de guerre. Et nous avions aussi ce sentiment, juste après la zone
autonome, que dans nos analyses, nous ne traduisions pas avec toute
la fidélité nécessaire la réalité du peuple algérien, même si nous
avions combattu à ses côtés et partagé ses souffrances… Pour nous,
l’Algérie devait déboucher sur une indépendance souriante ». Après
celle-ci, Ali Lounici assumera des responsabilités diverses dont
notamment la direction générale de la Société nationale des
industries chimiques (SNIC). Et lorsqu’il se remémore son passé
récent, il ne manque pas de se dire : « Je pense que l’erreur
d’analyse que nous faisions à l’époque était de penser que le
potentiel révolutionnaire accumulé allait permettre de reprendre le
dessus, que la révolution allait s’imposer finalement, que la
période de régression que nous traversions était passagère et que
les choses allaient reprendre leur cours normal. Car à nos yeux, il
était impossible qu’une aussi grande œuvre puisse se perdre et que
le pays allait être géré de la façon que nous connaissons. « Il va y
avoir un sursaut ». J’ai toujours de l’espoir, disait-il, les
générations qui montent le portent en elles.
Boukhalfa Amazit |