La
rencontre de l’Elysée, qui a regroupé Si Salah, chef de la Wilaya
IV, son compagnon Si Mohamed Bounaama, responsable militaire, Si
Lakhdhar, responsable politique, avec le général de Gaulle à l’Elysée,
le 10 juin 1960, demeure encore sujet de polémique et d’interprétations
en raison du secret total qui l’a entourée, et raison de
l’abstention des proches d’en parler. Etant l’un des acteurs, il
est de mon devoir national de rétablir la vérité historique comme
elle s’est déroulée, et de restituer l’affaire dans son contexte général
pour que la responsabilité de ces dirigeants soit établie, en leur
faveur ou en leur défaveur.
L’expérience
de Si Salah avec la direction à l’extérieur fut amère, comme nous
l’avons dé mentionné. A cela s’ajoute l’isolement dans lequel se
trouvait notre Wilaya vis à vis des autres Wilayas qui avaient des
frontières avec l’extérieur, et qui auraient pu alléger la pression
que nous subissions en nous fournissant armes et munitions.
La
situation s’est aggravée avec le siège que nous subissions, et qui a
dépassé toute mesure, particulièrement depuis l’avènement du général
De Gaulle au pouvoir, et le cantonnement des popuations dans des camps
de regroupement, pour les isoler et considérer tout le reste du
territoire comme zone interdite. Il faut aussi citer les opérations
militaires quotidiennes dans le cadre des grandes opérations de
ratissage visant à anéantir la révolution , ainsi que
l’impossibilité pour nos forces de se restructurer et se
reconstituer.
Mais
cette situation, malgré son importance, n’était pas la seule raison
qui a poussé à la rencontre de l’Elysée. Ce n’était pas une
rencontre du désespoir et de la soumission, ce que confirmeront les
propos tenus par Si Salah à l’Elysée et ses positions envers les
propositions de De Gaulle.
Préparation
de la rencontre
La
rencontre fut préparée par des parties françaises et algériennes, et
la dernière étape en fut la rencontre du
2 juin 1960 à Médéa. C’est là que fut définitivement décidé
le voyage de Si Salah à l’Elysée pour rencontrer De Gaulle le 9 juin
1960, et ce après l’arrivée secrète du colonel français Jacquan à
la sous-préfecture de Médéa en compagnie de trois autres personnes.
Bernard Tricot les y attendait, ainsi que le colonel Mathon et trois
dirigeants de la Wilaya IV. Si Lakhdhar, responsable politique, se
chargea de présenter ses compagnons en disant : « Messieurs,
je vous présente Si Salah Zamoum, responsable de la Wilaya, Si Mohamed
Bounaama, responsable militaire. Quant à Si Abdellatif, il n’a pu
assister à la réunion en raison d’autres occupations ».
La
réunion fut consacrée à mettre les dernières retouches à la
rencontre envisagée. Tous sont montés ensuite à bord de l’hélicoptère
vers 16 H, pour s’envoler vers Dar El Beïda où les attendait un
avion anglais pour les emmener à Paris.
(…)
Après un dîner (à bord de l’avion), Si Salah surprit ses
interlocuteurs en disant : « Il faut nous faciliter une
rencontre avec Ben Bella et ses compagnons détenus ». Les
responsables français furent interloqués. C’était une manœuvre
politique de la part de Si Salah à travers laquelle il visait deux
objectifs :
1-
il était une partie indivisible d’une direction, à l’intérieur
et à l’extérieur,
2-
pousser les autorités françaises à considérer les cinq détenus
comme des hommes ayant des droits nationaux et non de simples hors la
loi comme le disaient ses médias.
Bernard
Tricot répondit : « Votre rencontre avec Ben Bella le
poussera à informer le GPRA et à faire capoter la rencontre avec De
Gaulle ».
Si
Salah sourit et garda le silence.
Tricot
se rattrapa et ajouta : « J’exposerai votre demande au général ».
L’avion
atterrit dans un endroit préparé à l’avance à l’aéroport d’Orly,
où trois voitures les attendaient avec un seul homme. C’était le
sous-préfet de Rambouillet, qui ne connaissait pas l’identité des
trois hommes.
Il
faisait déjà nuit. Si Salah prit place avec le sous-préfet, en
compagnie de Bernard Tricot. Quant au général Nicot, aide de camp du général
De Gaulle, il avait avec lui Si Mohamed Bounaama, alors que le colonel
Mathon conduisait la voiture à bord de la quelle était monté Si
Lakhdhar.
(…)
Les voitures s’arrêtèrent devant un palais somptueux entouré
d’une forêt dense préparé pour accueillir les trois dirigeants.
Ceux-ci demandèrent la liberté de rester groupés dans une même pièce
(…) qui donnait sur celle où se trouvait Bernard Tricot.
Le
lendemain matin, au petit déjeuner, le général français informa les
trois dirigeants de la Wilaya IV que les dispositions avaient été
prises pour la rencontre avec le général De Gaulle, et que rendez-vous
était pris pour le 10 juin à 22 H à l’Elysée.
Si
Salah demanda à ses interlocuteurs de préparer un programme de travail
conforme à ce qui avait été décidé lors des précédents rencontres
à Médéa, ajoutant : « Devrions-nous dire « général »
ou « Monsieur le président ? »
Tricot
répondit : « appelle-le « mon général ».
Si
Salah posait cette question pour savoir si De Gaulle voulait négociait
comme militaire ou comme un civil.
Si
Lakhdhar demanda à Tricot qui participerait à la rencontre aux côtés
du général. Tricot répondit : « personne d’autre que
Mathon et moi ». Encore une fois, les Français faisaient erreur.
Tout
le monde quitta le palais à 20 H (…) Les voitures s’arrêtèrent
devant le palais de l’Elysée, vidé de ses fonctionnaires et de ses
gardes. Les bureaux avaient été fermés. Le général français les
accueillit, perplexe. Devait-il les fouiller comme c’était toujours
le cas lorsqu’un visiteur entrait chez le général ? Instants
difficiles. Le général se dit qu’il avait pris toutes les mesures
dans le bureau du général. Il avait posté sur la partie supérieure
de la salle, derrière le rideau, des gardes dotés d’armes
automatiques sous le commandement du garde du corps personnel de De
Gaulle Henri Djouder. Tous avaient leurs armes braquées sur Si Salah et
ses compagnons, prêts à faire feu au moindre geste des droits
dirigeants de la Wilaya IV. Tricot et Mathon avaient eux aussi des
pistolets.
La
porte de De Gaulle fut ouverte à 22 H précises. De Gaulle apparut avec
sa grande taille et ses bras immenses, les invitant à s’asseoir,
disant de sa grosse voix si particulière : « Messieurs,
veuillez vous asseoir ».
Si
Salah s’assit au milieu, face au général, avec à sa droite Si
Lakhdar et à sa gauche Bounaama. Tricot et Mathon entouraient le général.
Si
Salah savait que cette rencontre n’était pas un cadeau fait à
l’ennemi, et qu’il ne négociait pas sur du vide, ni d’une
position de battu. Il se baisait sur son histoire personnelle et
militante, sur les victoires militaires remportées par l’ALN, sur les
victoires politiques remportées par la diplomatie de la révolution
auprès de l’opinion internationale et lors des sessions de l’ONU.
Les Français connaissaient parfaitement son passé militant au sein de
l’OS. C’était un compagnon de Krim Belkacem et Ouamrane, un des
premiers à avoir rejoint la révolution. En plus, c’était un des
proches du grand dirigeant Si M’Hamed Bougara, un homme investi de la
confiance de tous et un homme politique d’expérience.
Il
engagea la négociation avec le Général De Gaulle tout en ayant en tête
les résultats de la 3ème réunion du CNRA qui avait eu lieu
du 16 décembre 1959 au 20 janvier 1960 à Tripoli, durant laquelle il
avait été pris note de la reconnaissance du droit du peuple algérien
à l’autodétermination (…)
Il
s’assit à la table de négociation sur un pied d’égalité,
conscient de la
responsabilité historique qu’il
assumait, mesurant le danger que représentait De Gaulle lui-même comme
personnalité politique et militaire exceptionnelle, un homme dont le règne
avait été marqué, pour la révolution algérienne, par la période la
plus dure, la plus atroce et la plus criminelle. C’était aussi
l’homme des moments critiques dans l’histoire contemporaine de la
France. C’est lui qui avait dirigé la résistance contre le nazisme,
pour revenir sauver son pays dans sa guerre contre le peuple algérien,
utilisant toutes les méthodes et tous les moyens militaires pour sortir
son pays et l’OTAN d’une impasse qui avait failli disloquer l’unité
de la France elle-même. Il a utilisé tous les moyens de destruction et
de division et a ainsi dépassé en danger les professionnels nazis,
transformant l’Algérie en un four où se carbonisait un peuple dans
son ensemble… En dépit de tout cela, la force a échoué à éliminer
la volonté collective.
Les
négociations commencèrent entre les parties en conflit. La préoccupation
de Si Salah et ses compagnons était d’exploiter une série de
facteurs, dont le principal était l’échec de la France à détruire
la révolution par les armes pendant six années, ce qui avait provoqué
le chute des régimes en France et en dernier la IVème République.
Cela en vue de :
-
forcer De Gaulle à reconnaître le droit du peuple algérien à
l’autodétermination
-
pousser le dialogue le plus loin possible
-
exploiter la déliquescence et les conflits internes en France
entre les partisans de l’Algérie française et les autres.
De
Gaulle a entamé la rencontre en disant : Je voudrais vous dire,
avant tout, que la position que je vais vous exposer est celle de la
France ».
En
moins d’une heure, fut exposé tout ce qui avait été évoqué lors
des réunions préliminaires de Médéa. Après audition de l’exposé
présenté par ses assistants, il reprit : « Un référendum
aura lieu à condition que les combattants algériens déposent les
armes dans des lieux à déterminer au préalable en accord entre les
deux parties ».
Si
Salah est intervenu, puis Bounaama et Si Lakhdhar. Les deux parties
parvinrent à un accord sur l’autodétermination sur la base de
conditions objectives et pacifiques. Si Salah ajouta à l’adresse de
De Gaulle : « Je souhaiterais que vous ne considériez pas
notre venue à l’Elysée comme une position isolée ou opposée à
quiconque parmi nos compagnons au sein de l’ALN et du FLN ».
Si
Lakhdhar dit à son tour : « Nous oeuvrerons pour un accord
avec les autres dirigeants de l’intérieur. Pour cela, il faut que
vous facilitiez notre circulation à travers les wilayas ». De
Gaulle donna son accord, et ajouta : « Un nouvel appel sera
adressé au GPRA pour l’inviter à un cessez-le-feu ».
Si
Salah prit de nouveau la parole pour dire : « Il faut que
nous informions les autres responsables de wilaya de ce que nous avons
discuté et de ce que nous avons convenu. Si le GPRA répond à votre
appel, ce que nous espérons, il n’y a plus lieu de discuter avec nous
ni même à nous rencontrer, car nous ne possédons pas les prérogatives
pour parler au nom de la révolution. Mais si le GPRA refuse vos
propositions, nous continuerons de notre côté à faire pression en
faveur des négociations et du dialogue, pour arrêter l’effusion de
sans des deux côtés ».
Ainsi
prirent fin les négociations. De Gaulle se leva, en disant :
« Messieurs, j’espère vous rencontrer une seconde fois, et
j’espère qu’alors, il me sera possible de vous serrer la main. Mais
cette fois-ci, je vous salue, je vous salue ».
Si
Salah et ses compagnons rendirent respectueusement le salut. Tricot
ouvrit la porte, et tout le monde sortit sous le regard de De Gaulle.
Le
rideau était tiré sur cette rencontre
secrète, aux termes duquel Si Salah et ses compagnons sont sortis du
consensus révolutionnaire. C’était une faute, mais je ne pense pas
que leur action était une trahison.
La
rencontre reste l’objet de polémique. Elle fait couler beaucoup
d’encre et de sang… Elle est restée une blessure dans nos
consciences…
Je
n’ajouterai rien à la réalité après tant d’années en disant que
la crise qui a secoué notre wilaya s’est dénouée dans la wilaya.
Nous avons, avec notre simplicité et notre expérience, réussi à dépasser
la crise sans l’intervention de personne. Nous avons assumé notre
responsabilité historique pour face de manière rapide et décisive au
plan élaboré par la rencontre de l’Elysée, pour le détruire
rapidement. Je m’étonne aujourd’hui en entendant ceux qui prétendent
avoir mis fin à l’affaire Si Salah, allant jusqu’à inventer des événements
et des actes héroïques dont ils ne sont pas dignes, salissant les
hommes sans en réunir les preuves et sans analyse des événements dans
leur contexte global (…)
Plan
pour contrer les résultats de la rencontre de l’Elysée
Les
frères Lakhdhar et Halim me demandèrent de les rejoindre le 2 mars
1960 dans la région de Tablat, précisant que la rencontre doit avoir
lieu dans le plus grand secret et que je dois me rendre seul au
rendez-vous. Je me rendis au douar Bakiria près de Tablat, où je les
retrouvai. Ils devaient se rendre en mission Wilaya I et VI. Pourquoi ne
s’y étaient-ils pas rendus ? Ils me donnèrent l’ordre de ne
plus envoyer de groupes dans les autres wilayas, et me demandèrent si
Bounaama était parti en mission (en Wilaya V). Je leur répondis
qu’il s’était rendu en zone 3, et de là, il se rendrait en Wilaya
V. Je me rappelle avoir rencontré Belkacem Henni, responsable de la
zone 1, convoqué pour faire passer lmes deux hommes en wilaya III comme
c’était prévu initialement, avant qu’ils ne changent d’avis.
Je
restai avec eux du 12 au 18 mars 1960. Abdellatif Tolba, responsable de
la zone, nous rejoignit, après avoir décidé de son plein gré de
mettre fin à une mission dont il avait été chargé.
J’ignorais
l’objet de cette mission bien que j’étais sont adjoint. Si
Abdellatif me demanda d’accompagner le groupe quelle que soit sa
destination. Je me rappelle que des contacts intenses avaient lieu près
de l’endroit où nous nous trouvions sans que j’en connaisse
l’objet.
Mais
avec le temps, les fils ont commencé à se dénouer. La mission de Si
Abdellatif devint claire au cours d’une rencontre avec un juge de Médéa,
Kaddour Merifi, qui avait été chargé de prendre contact avec le
procureur général auprès de la cour d’Alger (…)
Si
Abdellatif me donna l’ordre, après deux jours, de rejoindre le
groupe, qui me chargea de me rendre en zone 5 de la Wilaya IV. Je fus
choisi parce que je connaissais bien la région.
Mais
pourquoi me demandèrent-ils de revenir les rejoindre après deux jours ?
Pourquoi Lakhdhar et Halim n’accomplissaient-ils pas les missions dont
ils avaient été chargés ? Et pourquoi m’avaient-ils demandé
si Bounaama s’était rendu en mission de son côté ?
Mais
le plus grave était le fait qu’ils ne m’aient pas demandé des
nouvelles de Si Salah, qui se trouvait au PC de la wilaya, et le fait
qu’ils m’aient défini le trajet que je devais emprunter pour aller
en zone 5 et en revenir pour en rencontrer le responsable, Si Ali Baba
Bachir. Je fus pris de doute envers ce que planifiant les compagnons
d’armes, mais je gardai mes inquiétudes pour moi. Je décidai de
changer d’itinéraire et me dirigeai droit au PC de la Wilaya près de
Glaba, dans la région de Boghar, sachant que Si Salah s’y trouvait.
Sans
préalables, je le mis au courant de tout ce que j’avais vu, la fin de
l’envoi des groupes, Halim et Lakhdhar qui abandonnaient leur mission
et rencontraient Abdellatif. Je ne lui fis cependant pas état de mes
doutes, et me rendit à l’évidence que Si Salah n’était pas au
courant. Ceci me fut confirmé quand je lui remis la lettre que je
devais remettre au chef de la zone 5. A ce moment, je ne pus me retenir,
et lui dis « je ne sais pas ce qui se passe, mais cela m’a
intrigué et j’ai décidé de t’en informer. Je me mets à ta
disposition pour faire ce que tu penses être pour le bien de la révolution
et de la patrie ».
Il
me regarda longuement, dans changer d’expression. Je ne sus s’il était
triste ou peiné, ou satisfait de ces développements. Après un long
moment de silence, il m’ordonna de me rendre immédiatement en zone 5
pour la mission dont j’avais été chargé.
(…)
Je décidai d’envoyer un message à Bounaama qui se trouvait alors en
zone 3 dans l’Ouarsenis. Je lui demandai la permission de le
rejoindre. Après un court laps de temps, je reçus sa réponse, qui me
déçut profondément, car il me répondit : « Informe to
commandant Si Salah, car sa responsabilité est au dessus de tous ».
Je renouvelai ma démarche, avec une deuxième lettre remise au même émissaire,
lui précisant que j’avais informé Si Salah. Entre-temps, Lakhdhar et
Halim avaient envoyé une lettre à Bounaama.
Je
terminai ma mission en zone 5, et revins auprès du groupe. Je fus extrêmement
surpris en voyant auprès d’eux Si Salah, qu’ils avaient informé de
leurs plans par courrier.
Les
discussions étaient secrètes. Je ne pus entendre que le nom de Si
Tarek, alors chef de la Wilaya V par intérim. Mon angoisse atteignait
son paroxysme. J’étais certains que quelque chose de grave se préparait
dans le secret le plus total. Le groupe me chargea d’une mission
urgente en zone 1. J’étais tenaillé par le doute (…) Je décidai
de recourir Bousmaha, qui m’avait succédé à la tête de la zone 4.
Je ne le connaissais pas bien, mais il me paraissait très dynamique,
totalement engagé dans la révolution, et le plus sincère de tous.
(…)
Il comprit que j’étais venu pour une question importante. Il
m’assura qu’il serait à mes côtés, pour affronter toutes les éventualités.
Je lui dis que ce n’était pas mon destin personnel qui était en en
jeu, mais j’avais peur pur l’avenir de la révolution et ce qui
pouvait l’entacher.
Après
examen de la situation, nous arrivâmes à une conviction commune
qu’il fallait faire face à ce qui se tramait dans l’ombre. Chacun
ayant acquis confiance en l’autre, nous commençâmes à planifier ce
qu’il fallait faire, en commençant par prendre possession du poste de
transmission avec l’extérieur… Mais malgré la gravité de la
situation, la direction extérieure risquait de ne pas nous croire, et
prendre des décisions qui mèneraient à l’explosion. Nous abandonnâmes
cette idée, et décidâmes d’informer les chefs de Wilaya et
responsables de zone de ce qui se passait. Mais ceci nous parut également
peu sûr. J’exposai mon idée à Bousmaha, qui s’y opposa dans un
premier temps, puis l’accepta, et mit sur pied un groupe spécial pour
faire face à toute éventualité.
Mon
idée était de dire au groupe au le commandant Tarek, dont le nom avait
été évoqué, cité dans notre Wilaya, dans la région de Mokorno, et
qu’il souhaitait les rencontrer. Nous mires le plan à exécution.
J’allai les rejoindre. Il y avait Salah Zamoum, Mohamed Bounaama,
Lkhadhar Bouhemaa, Halim et Abdellatif. Je leur proposai que Si Salah ou
Bounaama m’accompagne, car ils connaissaient bien Tarek.
Bounaama
décida de m’accompagner, pendant que les autres restaient sur place.
Quand nous atteignîmes la forêt de Mokorno, et alors que la nuit était
avancée, nous exposâmes notre plan à Bounaama. Nous lui assurâmes
que nous voulions savoir ce qu’il en était, de sa bouche ou de celle
de Si Salah, en dépit de ce qu’il y avait dans notre initiative de dépassement
de nos prérogatives et des règles de la révolution.
Bounaama
nous expliqua tout ce qui s’était passé, de la rencontre avec le
juge de Médéa à la rencontre de l’Elysée. Notre surprise était
totale (…) Comment le général De Gaulle avait-il accepté de
rencontrer les chefs des fellaghas, alors qu’il aurait du rencontrer
les politiques, ou Bellounis et Kobus ou même Messali Hadj ?
Qu’avait dit Si Salah à De Gaulle ? Quels étaient les résultats,
quel était l’avenir de la révolution après cette dangereuse première ?
Nous
informâmes Bounaama de notre initiative qui dépassait nos prérogatives
pour faire face à la situation, mais sans accuser quiconque de
trahison. Nous lui laissâmes le soin d’assumer la responsabilité de
la décision. Il prit une nouvelle position opposée à la sienne, ce
qui a poussé certains historiens à le considérer comme un
opportuniste. La vérité est que Bounaama n’était pas de ce genre.
Il a été convaincu par nos arguments, et a changé sa position. Il
savait que ce qu’avait fait Si Salah et ses compagnons n’était pas
une trahison, mais plutôt une défaite de De Gaulle qui avait accepté
de rencontrer ceux qu’il appelait les fellaghas.
(…)
Bounaama prit conscience de la gravité de la situation et prit les décisions
suivantes :
1-
démettre Si Salah de ses fonctions
2-
Arrêter le groupe qui a participé à la rencontre de l’Elysée
3-
Intensification des opérations militaires contre l’ennemi sur
tous les fronts
Je
pris personnellement ses ordres, par écrit, et nous entamâmes l’exécution.
Je me dirigeai, avec Bousmaha à la tête d’une unité, vers Médéa où
nous assiégâmes, la nuit, la maison du juge Kaddour. Nous n’y trouvâmes
que Lakhdhar Bhhemaa. Si Salah et Rahim s’étaient dirigés vers la
Wilaya III pour informer Mohamed Oulhdaj des résultats de la rencontre
de l’Elysée.
Nous
assurâmes au juge que, du moment que son rôle s’était limité à
celui de contact, il ne lui serait pas fait de mal, à charge pour lui
dire que Bouchemma était parti en mission et qu’il reviendrait
rapidement. Par mesure de précaution, nous demandâmes à Lakhdhar de
confirmer cela par un écrit. Il opposa un refus total. Il nous demanda
de l’emmener auprès de Bounaama pour qu’il révèle tout.
Nous
le ligotâmes, et nous dirigeâmes vers le lieu où se trouvait Bounaama.
Nous tentions d’apaiser les esprits, en affirmant que ce que nous
faisions faisait suite à un ordre du commandement général. Nous
atteignîmes le refuge de Bounaama à l’aube, où nous laissâmes
Bouchemaa, pour poursuivre notre mission.
J’appris
plus tard que Lakhdhar Bouchemaa, sollicité pour établir un rapport détaillé
sur sa participation à la rencontre de l’Elysée, expliqua qu’il répondait
à l’appel de De Gaulle à un dialogue parce qu’il n’avait plus
confiance en ceux qui se complaisaient à Tunis dans une politique de
gaspillage inutile. Il voulait entendre De Gaulle de vive voix pour
connaître ses vraies intentions concernant l’autodétermination qui
mettrait fin aux souffrances du peuple algérien. Le rapport mentionnait
également que parmi ces objectifs de la rencontre de l’Elysée,
« si les intentions du général De Gaulle étaient sincères,
arriver à un accord sur l’autodétermination et une coopération
entre l’Algérie et la France dans le cadre du respect mutuel des
souverainetés des deux parties » (…)
Ce
sont des extraits du rapport de Bouchemaa envoyé à Genève et de là
à Tunis à destination du président du GPRA Ferhat Abbas. Ferhat Abbas
l’a reconnu quand je le rencontrai par hasard, pour la première fois,
à l’Assemblée Nationale. Il dit : « cet homme m’a
insulté dans une lettre qu’il m’a adreséée après s’être rendu
à l’Elysée ». En fait, ferhat Abbas avait confondu entre
l’auteur de la lettre, Lakhdhar Bouchemaa, et moi-même, Lakhdhar
Bouregaa.
(…)
Je repris ma mission, partant à la recherche de Abdellatif. Après une
nuit de marche, je le trouvai au sud de Chréa, près de Chaaoutia.
Durant cette courte période, Lakhdhar Bouchemma avait été exécuté.
Les
ordres de Bounaama étaient d’arrêter Abdellatif, de le désarmer, et
s’il refuse ou s’y oppose, de l’exécuter. Mais quand je
retrouvai, je ne pus le faire, face à ce valeureux moudjahid qui avait
fait partie du commando Ali Khodja. Il avait été profondément touché
dans sa dignité lors de son séjour au Maroc, où il avait emprisonné
et maltraité de la part de la direction extérieure.
Abdellatif
fut surpris de ma présence. Je lui dis que Bounaama avait décidé une
grande offensive dans la Mitidja et le Sahel, et qu’il préparait un
plan et le contacterait à cet effet… C’est la deuxième fois que
j’enfreignais des ordres formels… Dieu m’a guidé en ce sens pour
éviter d’humilier un compagnon d’armes sincère. Abdellatif insista
pour m’accompagner en vue de rencontrer Bouchemaa, disant : il
faut que je le voie, car du moment que Bounaama a changé de position,
Si Lakhdhar a lui aussi modifié sa position. Je rusai, lui disant que
les deux hommes s’étaient rendus dans l’Ouarsenis, et qu’il était
impossible de les contacter.
Mais
devant son insistance à rencontrer Bounaama, je finis par céder. Nous
passâmes une journée entière à évoquer des souvenirs et à
discuter, ce qui me permit d’apprendre une partie de la vérité.
Abdellatif avait été chargé du volet contacts dans l’affaire de
l’Elysée. Quant l’auteur principal de cette idée, c’était Si
Lakhdhar Bouchemaa, qui l’a planifiée et exécutée avec leur aide.
Il me dit aussi que Bouchemma répétait souvent que les dirigeants de
l’extérieur ne s’intéressaient guère à l’avenir de la révolution.
Il ajouta qu’il avait eu des doutes sur l’accord de Bounaama pour
participer à la rencontre. J’étais soulagé d’apprendre que
Bounaama n’était pas enthousiaste à l’idée de l’Elysée.
Nous
prîmes la route pour le rendez-vous avec Bounaama, selon mon plan, pour
atteindre Boudha, à l’est de Médéa, en trois heures de marche.
Quand Bounaama vit Abdellatif avec moi, en compagnie de Bousmaha, sans
que nous l’ayons désarmé, il m’adressa un regard très dur. Je lui
fis un signe discret. Il se calma et demanda à nous voir seuls,
Bousmaha et moi. Pendant que Bousmaha occupait Abdellatif, Bounaama me
posa directement la question : pourquoi tu n’a pas appliqué les
ordres t’intimant de le désarmer, le ligoter et de l’abattre s’il
refuse ? Je lui demandai de me donner l’occasion de
m’expliquer, en présence de Bousmaha. Il répondit que tout ce
qu’il savait, c’était que Abdellatif était le premier responsable
de ce qui se passait. Je dis : connaissais-tu bien Abdellatif
auparavant ? Il ne répondit pas. J’ajoutai que « Abdellatif
est venu pour s’informer auprès de toi et se mettre à ta
disposition, avec Lakhdhar Bouchemaa ». Il me coupa, déclarant :
« Lakhdhar n’est plus parmi nous. Il a été exécuté ».
Je fus secoué, et ma peur grandit concernant Abdellatif, que je
souhaitais retrouver parmi nous plutôt que de le voir tué de nos
mains.
Par
chance, Bounaama fut convaincu des bonnes intentions de Abdellatif, après
une longue discussion à laquelle assista partiellement Bousmaha. Après
deux heures de discussion, nous décidâmes de changer de lieu. Le
lendemain, Bounaama émit ses premières décisions, en tant que chef de
wilaya. Elles concernaient :
1-
la dissolution du conseil de wilaya sans en donner les raisons,
laissant cela pour une réunion ultérieure
2-
remplacement des membres du conseil de wilaya par les chefs de
zone
3-
désignation de Abdellatif, auparavant menacé d’exécution,
comme membre du conseil, et comme responsable de deux zones, la 1 et la
5
4-
informer les chefs de zone d’une prochaine réunion durant
laquelle ils seront mis au courant des raisons des changements.
5-
Etablissement d’un programme d’action pour chaque zone
Les
conditions qui ont mené à l’exécution rapide et sans jugement de Si
Lakhdhar sont dues à l’impact de l’événement sur Bounaama,
d’une part, et à l’absence d’un défenseur, à l’inverse de ce
qui s’est passé avec Si Abdellatif, que nous avons défendu parvenant
à empêchant Bounaama de ne pas l’exécuter.
La
réunion du conseil fut fixée et eut lieu sous la présidence de
Bounaama, en présence des chefs de zone. Le sujet fut exposé dans sa
totalité au conseil pour l’étudier et prendre définitivement
position sur la question. Certains résultats furent décevants, car le
conseil a dénoncé Abdellatif et l’a condamné à mort. Mes efforts
et ceux de Bousmaha ne furent pas suffisants pour convaincre les membres
de revenir sur la décision. Ce qui a changé le rapport de forces lors
du jugement, c’est la position de Bounaama, qui est resté neutre et
n’a pas émis son point de vue la question malgré son poids en tant
que chef de wilaya détenteur de toutes les prérogatives. Je ne sais
s’il a adopté cette position par conviction ou par crainte de voir le
jugement de Abdellatif se tranformer en jugement de tous ceux qui
avaient participé à la rencontre de l’Elysée. C’est ainsi que fut
décidée la condamnation, et aussitôt exécutée.
Les
accusations contre Abdellatif
On
se demande d’abord pourquoi Abdellatif a été désigné membre du
conseil de wilaya, et pourquoi on lui a confié des missions qu’il a
parfaitement remplies si son destin était d’être jugé et condamné ?
Cette question ne trouve pas de réponse dans la précipitation et le
volontarisme, et les conditions particulières du moment. De plus, pour
les membres du conseil , les accusations portées contre lui ne
laissaient pas place au doute. Elles étaient les suivantes :
1-
Abdellatif avait été fait prisonnier auparavant sans avoir été
blessé
2-
Il a été libéré sans être resté longtemps en prison, alors
que tous ses compagnons étaient morts, parmi lesquels Hamdane,
Abderrezak, responsable des RL en zone 4, le Dr Farès, médecin de la
Wilaya, arrêté après avoir été blessé.
3-
Abdellatif a rencontré deux généraux français qui ont essayé,
à travers lui, à connaître les résultats de la rencontre de l’Elysée
et les changements intervenus au sein de la Wilaya. Abdellatif les avait
ignorés, mais ils avaient insisté, lui demandant d’être un intermédiaire
entre eux et les dirigeants de la wilaya. Ils avaient suivi la même méthode
auparavant avec le commandant Azzeddine, arrêté après avoir été
blessé. Mais la sagesse de Si M’Hamed Bougara l’avait amené à
envoyer Azzeddine à Tunis pour mettre fin aux doutes et assurer la
dignité des hommes de la révolution.
4-
L’existence d’une lettre fabriquée par les services spéciaux
français envoyée à Abdellatif, remis par un traître aux responsables
de zone alors en réunion. La lettre faisait état de l’échec de la
rencontre de l’Elysée, et mettait Abdellatif en garde contre ce qui
pouvait lui arriver. La lettre a été la goutte d’eau qui a fait déborder
le vase. Les membres du conseil de wilaya l’ont considérée comme la
preuve matérielle de la complicité de Abdellatif avec l’ennemi.
Le
traître (qui avait remis la lettre) avait pris soin d’éviter
qu’elle ne tombe entre mes mains ou celles de Bousmaha, car nous
savions ce qu’il avait fait avec les lettres adressées au commandant
Azzeddine, à Bousmaha et à moi.
(…)
Procès de Si Salah
Si
Salah est revenu de la wilaya III. Il lui était possible de ne pas
revenir. Sachant les mesures prises contre lui et les accusations
qu’il encourait, il lui était même possible de trouver refuge auprès
d’un général français et de vivre comme un roi. Il a préféré
revenir au PC de la wilaya pour se défendre, argument contre argument, et
confirmer à tous qu’il était le combattant ferme qui ne rompt pas
(…) Il a préféré la confrontation avec tout ce qui en découle à
la fuite. Il a préféré dire ce qu’il avait à dire, laissant à
l’histoire seule le soin de juger. Il a accepté de devenir adjoint
après avoir été chef de wilaya, sans que cela ne diminue en rien sa détermination.
Revenu
au PC de la wilaya, il s’est mis à la disposition du commandement
pour être jugé, sachant ce que signifie un jugement à cette époque.
Lui-même avait eu souvent à juger des personnes, parmi lesquelles
benmessaoud et Mohamed Kadhi, deux chefs de secteur, et la condamnation
de Tayeb Djoughlali et son groupe.
Je
dirais un mot pour l’histoire. Si Salah était juste dans ses
jugements. Il ne faiblissait pas, et ne commettait pas d’injustice.
Son cœur ne connaissait ni la rancune ni la haine. Il donnait à chacun
son du.
Son
arrivée coïncida avec celle de Ahmed Bencherif, qui arrivait de Tunis,
après un terrible périple qui a duré une année entière. C’était
le 16 septembre 1960. Au cours d’une rencontre en tête à tête avec
Bounaama, Bencherif apprit toute l’affaire, selon version présentée
par Bounaama. Quand Bencherif rencontra Si Salah, il serra la main de
tout le monde, mais évita de lui tendre la main, disant avec hauteur :
« Si Salah, j’aurais voulu t’embrasser deux fois sur le front,
selon la volonté de ton frère Ferhat que j’ai laissé aux frontières,
mais après avoir appris ce qui s’est passé, je m’excuse de ne
pouvoir le faire ». Il y avait tant d’ironie et d’animosité
dans ses propos que je ne pus me retenir : « s’il était
absolument nécessaire d’accsuer Si Salah et de le juger, ce ne sera sûrement
pas toi qui le fera parce que tu ignores totalement la question ».
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