El-Watan du 25 12 2005
Mustapha El Blidi du commando Ali
Khodja
« Les parachutistes français
violaient, pillaient et (...)
La démarche souple, son élégance tout italienne et son regard
bleu acier ne cachent pas le sentiment de fierté de ce presque
septuagénaire d’être issu du monde rural. Mustapha El Blidi est de
ces interlocuteurs qui se mettent à l’aise en déclinant tout de go
leurs origines paysannes, comme pour souligner toute leur « algérianitude »
et leur ancrage dans cette terre. Et c’est après avoir discuté avec
des combattants de sa trempe que l’on prend la mesure de ce qu’était
un homme de feu, un baroudeur de l’ALN. Décidément, pour ceux qui en
doutent encore, l’indépendance ne relevait pas du miracle. Membre du
célébrissime et prestigieux commando Ali Khodja, de la Zone 1 de la
Wilaya IV, il nous promène et c’est rare - sans doute ne leur
donne-t-on pas suffisamment la parole - dans l’univers du quotidien
des djounoud. Ces hommes d’exception qui ont écrit sur des pupitres
de feu, souvent de leur sang, toujours de leur courage, les plus
belles pages du grand livre de l’Algérie.
Qui est
Mustapha El Blidi ?
Mon père est
originaire de Aïn Ouessara. Il a émigré pour s’installer au dessus
de Blida, plus précisément au douar Hamléli. Sa condition très
modeste, ne lui permettant pas de subvenir seul à nos besoins, a
contraint ma mère à travailler chez Ricci, une fabrique de pâtes
alimentaires ; elle y roulait du couscous. Dès l’age de 12 ans, j’ai
commencé à travailler chez un certain Bouzartini, exportateur
d’agrumes. Puis je suis allé à la coopérative de Boufarik. J’avais à
peu près 15 ans, c’est également l’âge où j’ai commencé à militer,
c’est-à-dire au début des années 1950. J’y ai également fait
embaucher mon frère aîné devenu, lui aussi, membre de l’Armée de
libération nationale (ALN) et qui est mort au combat. Nous avions
rejoint le maquis presque en même temps, je l’avais précédé
d’environ trois mois. Je suis monté dans la zone de Blida d’où on
m’a envoyé en Zone 1, c’est-à-dire Palestro (aujourd’hui Lakhdaria).
A Boufarik, je militais avec Souidani Boudjemâa, Kaddour El Maâscri,
Si Ali Ben Korban, Si Tayeb El Djoghlali. C’est à Boufarik que j’ai
fait mes premières actions comme l’exécution d’Arnéra, le directeur
général de la coopérative où je travaillais. A mon arrivée à Zbarbar,
les responsables ont exigé de moi que j’apporte une arme. Je suis
redescendu, et j’ai attaqué le palais de justice de Blida où j’ai
enlevé à la dure une MAT 49, puis je suis remonté au maquis. De
passage en Zone 2 (Blida), en chemin vers la Zone 1, ils m’ont dit
que vu que l’arme a été récupérée en Zone 2, elle devait y rester.
La MAT m’a donc été confisquée. Mais j’ai protesté auprès du colonel
Ouamrane qui m’a fait rendre ma MAT. Me voilà donc de nouveau à
Zbarbar. Là, j’ai rencontré Si Lakhdar, Si Azzedine, Abderrahmane
Laâla, Si Mohand Ameziane qui est mort à Lemssayef et beaucoup
d’autres qui deviendront mes compagnons. A l’époque, en Zone 1, il y
avait deux sections : celle de Si Lakhdar avec Si Azzedine et celle
de cheikh Messaoud dans laquelle j’avais été affecté. Nous avons
fait plusieurs opérations et embuscades. Il y avait une sacrée
émulation entre nous. Une véritable compétition. Je me souviens que
Azzedine avait récupéré une mitrailleuse 30 de combat du côté de la
grande Kabylie, pour n’être pas en reste nous nous sommes appliqués
à en faire autant et nous aussi nous en avons récupéré une que nous
avions dû démonter d’un half-track du côté de Tletha Djouab.
Face à une
armée puissante et suréquipée, comment étiez-vous organisés ?
Nous étions aussi
une armée, mais différemment. Enidham (l’organisation) était tout
pour nous. Enidham était animé par les commissaires politiques. Pour
la logistique par exemple. Le commissaire politique se rendait dans
une déchra. Il remettait de l’argent au chef du village qui avait
été désigné par Enidham. Celui-ci achetait la nourriture et la
répartissait entre ceux qui devaient nous recevoir. Chez qui nous
devions nous restaurer et nous reposer. Lorsque nous arrivions au
village ou la déchra-refuge, nous nous divisions en petits groupes
qui étaient chacun reçu dans une maison. Mais ce qu’il faut relever,
c’est que chaque mois nos hôtes recevaient d’Enidham une aide
indépendamment de notre venue. En outre, le cheikh el ferka,
responsable de la déchra, désigné selon des critères stricts par
Enidham, remettait une liste des nécessiteux au commissaire
politique lequel donnait chaque mois une allocation pour qu’ils
subviennent à leurs besoins essentiels et afin qu’eux aussi
participent à la cotisation de solidarité avec le FLN, tout comme
les autres villageois. Ces sommes n’étaient pas énormes certes, mais
elles permettaient la survie, car la plupart n’avaient pas de quoi
vivre. On ne le dira jamais assez : la révolution a apporté une aide
considérable aux populations sans travail et sans ressources. Nous
vivions avec le peuple et le peuple vivait avec nous.
Le djoundi
recevait-il une formation politique ou dans d’autres domaines ?
Nous avions un
morched dini, qui nous accompagnait pratiquement partout dans nos
déplacements. Pendant que nous marchions, il venait à côté de nous
et nous enseignait les grands principes de l’Islam. La connaissance
de la religion faisait partie de la stratégie politique de l’ALN.
Lorsque vos hôtes se lèvent au moment de la prière, vous ne pouvez
pas rester assis. Les moudjahidine doivent se lever et la faire avec
eux. C’est à cet instant que la confiance s’installe. Il y avait
aussi un morched siyassi (politique) qui nous expliquait ce qui se
passait. Qui démontait la propagande française, qui nous informait
de l’évolution politique de la révolution. Il nous initiait à la
chose politique pour que nous comprenions mieux l’objectif que nous
poursuivions. Un djoundi de l’ALN ne l’était réellement que dans la
mesure où il comprenait le sens de son combat. Ce n’est pas un
soldat, c’est un patriote en armes. Le responsable comme le djoundi
d’ailleurs devaient connaître les structures de l’ALN et les
différents responsables des autres wilayas. De plus les
intellectuels qui étaient parmi nous aidaient à notre formation. Ils
vivaient parmi nous. Le montagnard et l’intellectuel discutaient et
débattaient, l’un et l’autre en tiraient des enseignements. Il y
avait aussi le morched askari (militaire) qui, lui, nous initiait
comment monter une embuscade ; comment se comporter dans le combat,
comment lors d’un accrochage, opérer un repli, etc. Les
circonstances, la contrainte, la nécessité sont des facteurs qui
vous obligent à vous adapter. A saisir vite. Quand un avion surgit
dans le ciel, nous avions fini par savoir comment il allait opérer
son piqué, où il allait mitrailler, où la rafale allait tomber et où
la roquette allait s’abattre.
Quand les
lycéens et les étudiants sont montés, comment s’est déroulé le
contact avec eux ? Ils étaient si jeunes, politiquement peu
formés...
Nous étions tout
aussi jeunes qu’eux, du moins il n’y avait pas une grande différence
d’âge entre eux et nous. Concernant la formation politique ils
vivaient eux aussi sous le joug colonial. Et la pression coloniale
de la France vous prépare politiquement. Il suffisait de savoir qui
est l’oppresseur et qui est l’ennemi. Quand tu connais le
colonialisme, tu t’interroges pour savoir qui es-tu ? Tu vas
chercher partout la réponse à cette question, car elle va te définir
et te déterminer par rapport à l’autre, l’autre étant le
colonisateur. Pour revenir à votre question, quand les jeunes sont
montés, nous les avons d’abord protégés. Et les responsables les ont
invités à se rapprocher du peuple pour mieux connaître sa condition.
Nous parlions entre nous. Nous parlions beaucoup au maquis. Nous
n’arrêtions pas d’échanger nos idées, nos opinions, nos
appréciations. Que sommes-nous ? Qui sommes nous ? Quels sont nos
objectifs ? Nos ambitions ? Comment nous voyions notre avenir dans
l’indépendance du pays retrouvée ? Nous rêvions, car à cette époque
l’istiqlal était encore du domaine du rêve. Nul parmi nous n’était
sûr de survivre et voir un jour flotter notre drapeau sur le fronton
des mairies. Mais c’est le patriotisme qui nous unissait et ces
échanges permanents ont préservé notre unité. Les étudiants, les
lycéens, nos jeunes frères et sœurs de leur côté nous avaient
beaucoup apporté dans le domaine de la formation culturelle. De
notre histoire. Ils nous expliquaient. Après la formation du
commando Ali Khodja, notre première opération en tant que commando a
commencé à Sakamody. Il y avait une unité qui s’appelait le commando
noir. Des combattants aguerris. Ils étaient considérés au-dessus des
parachutistes. Ils cherchaient l’affrontement commando Ali Khodja.
Sans doute pensaient-ils nous vaincre et nous humilier. Un soir nous
les avons cherchés et nous les avons accrochés à Sakamody. L’action
de Sakamody a été dirigée par Si Lakhdar et le commandant Azzedine.
Les Français particulièrement le général Paris de Bollardière, qui
démissionnera plus tard pour protester contre la torture, avaient
compris que pour gagner une guerre, il fallait d’abord gagner la
population. Ainsi a été créé le commando noir. A Sakamody il était
dirigé par le lieutenant Jean-Jacques Servan Schreiber, qui
deviendra un célèbre journaliste puis directeur général de
l’hebdomadaire parisien l’Express. Dans la Zone 3 (Ouarsenis), il
était dirigé par le lieutenant Guillaume. Ce dernier était le fils
du général du même nom qui avait fait exiler le roi du Maroc Mohamed
V. Ce commando noir avait gagné quelques sympathies de la
population. Parce que lorsqu’ils passaient dans les déchras, ses
soldats n’étaient pas comme les autres. Ils distribuaient bonbons et
friandises, soignaient les gens, ne demandaient jamais
d’informations, ne procédaient à aucune arrestation. Méthode qui a
fini par séduire les populations, par ailleurs harcelées par les
autres unités. A partir du moment où le peuple commence à apprécier
un ennemi, il faut neutraliser cet ennemi. Le détruire. Cette action
a été merveilleusement dirigée grâce à Si Lakhdar. Nous avions passé
la journée à Sakamody. Le commando noir qui était habitué à sortir
le jour n’est pas sorti. S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il a été
avisé de notre présence. C’est lorsque, le soir, nous avons commencé
à manger que l’information de sa sortie nous est parvenue et qu’il
se positionnait. Si Lakhdar et Azzedine étaient sur la crête avec
une section. Sur le flanc ils avaient placé une autre section et
dans l’oued une troisième. Tout s’est passé comme nos chefs
l’avaient prévu. Ils sont venus par en haut, ils ont trouvé une
section qui les a allumés, tout comme sur le flanc et dans l’oued.
Pour être bref, nous n’avons pas récupéré une seule arme mais
c’était une grande victoire. A l’Ouest, en Zone 3, il a subi le même
revers qui lui a été infligé par le commando Djamel. Ce jour-là, ils
ont récupéré sur le lieutenant Guillaume qui avait été abattu, son
alliance et des papiers personnels. Le FLN, très intelligent, a
rassemblé tous ses documents et les a envoyés à la Wilaya V, au
colonel Boussouf qui se trouvait alors à la frontière marocaine. De
là-bas, les documents ont été remis au roi Mohamed V. Ce dernier a
appelé le général Guillaume qui l’avait exilé. Il lui a remis les
affaires de son fils. « Voici, lui a-t-il dit, des affaires qui
appartenaient à votre fils, qui est tombé en Wilaya IV ». Le
général, les yeux embués de larmes, a déclaré : « Ce peuple mérite
ce pourquoi il se bat. Ce peuple mérite son indépendance. » Quant au
commando noir, nous n’en avons plus jamais entendu parler. Il a été
dissous. Une double victoire politique et militaire.
Quel était
votre grade à cette époque ?
J’étais chef de
groupe. Un groupe était composé de treize hommes. Parfois moins, car
il faut compter avec les pertes humaines. Les hommes qui tombaient
étaient bien sûr remplacés. Le commando étant une unité d’élite, il
n’y entrait que celui qui remplissait un certain nombre de critères.
Ainsi, il fallait être âgé entre 15 et 30 ans, il fallait qu’il ait
une expérience dans les sections et dans les compagnies. Au départ
Ali Khodja avait pensé en faire une espèce d’école des cadres. Celui
qui passait dans le commando devait être directement affecté comme
adjoint du chef de nahya (région). Il a reçu une préparation
conséquente. Il a milité en ville par exemple et fait des
opérations, ou alors il était moussebel. Il est passé par la section
puis la compagnie. Nous choisissions les membres du commando dans
les compagnies. Nous en sélectionnions les meilleurs en tous points
de vue. C’est-à -dire ceux qui se sont distingués dans des faits
d’armes au sein de leur compagnie. Pour qu’il fasse partie du
commando, il fallait que tous les responsables donnaient leur
agrément. Une enquête approfondie était menée sur lui. S’il y avait
le moindre doute, il était écarté.
Le commando
Ali Khodja était un commando zonal ?
Oui, mais nous
agissions sur toute l’étendue de la Wilaya et même plus. C’est
simple, nous allions là où l’armée française se trouvait. Là où
l’armée française exerçait une pression sur les populations. Notre
rôle était de frapper l’ennemi là où il se trouvait. Un point, c’est
tout. Nous avons été en Wilaya III à deux reprises. Notamment à Sid
Ali Bounab. Les combattants de la III nous ont hébergés, ils nous
ont donné des renseignements, ils ont mis à notre disposition leurs
liaisons. Dans la pratique, il n’y avait pas de frontières. Il ne
fallait pas laisser de vide dans une région ou une zone. Quand il y
a un vide, les services psychologiques de l’armée française
s’infiltraient et le peuple subissait sa propagande. Nous nous
sommes également rendus en Wilaya VI où nous avons fait quatre ou
cinq opérations. L’action n’a pas de frontières. Des compagnons du
commando se sont même rendus jusqu’en Wilaya I dans les Aurès.
Mais cette
période durant laquelle l’ALN avait l’initiative sur le terrain n’a
duré qu’un temps...
La Zone 1 a été
touchée la première. La pression de l’armée française a été ensuite
terrible et insoutenable. Tout comme nous recherchions
l’affrontement eux aussi le recherchaient. Lorsque nous gagnions du
terrain, ils s’appliquaient à le reconquérir. C’est la logique
militaire. Depuis 1955 la région de Palestro a été l’objet d’un feu
roulant incessant, ininterrompu qui s’est intensifié avec les
opérations du plan Challe. Les militaires français ne soupçonnaient
pas nos capacités. Mais ils savaient qu’animés par la foi en la
liberté nous nous surpassions par rapport à eux en tous points, y
compris et surtout dans le sacrifice de soi. Nous avions la foi. En
face, il y avait certes des professionnels aguerris mais qui ne
combattaient pas pour un idéal. Ou alors, c’étaient des conscrits.
Un soldat du contingent qui ne sait même pas pourquoi il est là et
qui est convaincu que cette guerre n’est pas la sienne et qu’il
combat pour protéger les sous d’un colon plein de fric.
Est-ce que,
en tant que djoundi ou sous-officier, vous aviez toute latitude de
critiquer les décisions de vos supérieurs hiérarchiques ?
Un ordre est un
ordre ! Il ne pouvait pas y avoir de discussion. Mais après un
accrochage ou une embuscade, nous avions des séances de critique et
d’autocritique. Chacun relevait les erreurs éventuellement commises
pour éviter qu’elles ne se reproduisent. Mais jamais au combat ! Il
y a des moments où nous montions des embuscades, il y avait aussi
des moments où nous tombions dans des embuscades montées par
l’ennemi. Ce qui est tout à fait normal. Mais nous étions aguerris,
et au moment où claque la première balle, chacun savait ce qu’il
avait à faire et chacun devait prendre ses responsabilités. La
propagande française de l’époque et certains historiens français,
aujourd’hui encore, affirment que les populations ont rejoint l’ALN
parce qu’elles avaient peur. Qu’elles avaient été embrigadées et
caporalisées par la force et la terreur. qu’en pensez-vous ?
Impossible ! Nous vivions avec ces populations et elles vivaient
avec nous. Le peuple n’a jamais eu peur de nous. Il lui arrivait
souvent de nous critiquer. Je ne peux que répéter ce que disait Si
Lakhdar « n’imposez jamais à quelqu’un ce qu’il ne veut pas ou ce en
quoi il ne croit pas ». S’il ne croit pas, il ne peut pas faire ce
qu’on lui demande, car à la base de ce combat il y a la croyance en
la justesse de notre cause. Qui suis-je ? D’où je sors ? Qui est ma
famille ? Ne suis-je pas aussi un enfant de ce même peuple ? Ce
peuple était mes yeux, mes oreilles, sans le peuple qu’étions-nous ?
Nous ne pouvions rien faire. Nous n’étions pas des surhommes. Nous
sommes des êtres humains. C’est le peuple qui se chargeait de nous
et nous nous chargions de lui. Nous nous complétions. Le
colonisateur était notre ennemi. S’il nous craignait comme ils le
prétendaient, il serait descendu de ses montagnes et il nous aurait
laissés seuls. Qu’aurions nous fait ? S’il avait peur, il aurait
rallié en bloc la France et n’en parlons plus. Nous aurions perdu
nos yeux et nos oreilles et bien plus. Ben Badis disait qu’« un
peuple se soulève grâce à la connaissance ou à cause de
l’injustice. » Ce peuple a été merveilleux de courage et de soutien.
Si ce n’était pas de l’amour, comment priverait-il ses enfants d’une
goutte de lait pour la donner aux moudjahidine. De notre côté,
souvent, lorsque nous trouvions de l’argent sur les cadavres des
militaires après une action, nous étions censés le remettre au
responsable mais nous le cachions. Les parachutistes et les harkis
ne laissaient pas leur argent à la banque ils le portaient sur eux.
Cet argent nous le donnions aux populations à l’insu de nos chefs.
Comment ! tu as mangé chez quelqu’un, tu as bu chez lui, tu as tenu
ses enfants dans tes bras, comment se peut-il qu’il ait peur de toi
ou que tu aies peur de lui ? Impossible !
A la
création des zones interdites tout a changé...
Je vous disais
que le peuple était nos yeux et nos oreilles. Aveugle, sourd et muet
que peux-tu faire ? Quand les services psychologiques ont compris
qu’en nous coupant du peuple, nous serions isolés, ils ont créé les
zones interdites. La France malgré sa propagande savait que le
peuple nous était entièrement acquis et dévoué. C’est la raison qui
l’a amenée à mettre dans des camps des millions de personnes. La
France a créé les zones interdites et lâché un rouleau compresseur
sur les montagnes. Au moindre mouvement, son armée donnait
l’artillerie, l’aviation puis des soldats en nombre incalculable.
En quelle
année avez-vous été blessé ?
J’ai été blessé
trois fois et la plus grave a été au cœur. C’était à la bataille de
Riacha contre la légion étrangère, le top des troupes françaises.
C’était un sérieux accrochage. Riacha se trouve du côté des Ouled
Touati à proximité de Bousken. Lors de l’accrochage, Si Azzedine
avait été gravement atteint au bras. Pour nous, lorsque nous voyons
notre chef en danger et pour que les djounoud ne se découragent pas
on le soustrait à leur vue. On le dissimule. Le jour où Si Lakhdar
est mort, nous l’avons caché à beaucoup de gens, y compris des
membres du commando, mis à part bien évidemment ceux qui étaient à
côté de nous sur la crête. Nous l’avons ensuite transporté à Tletha
Djouab plus précisément à Ouled Z’nim pour l’enterrer. Beaucoup
ignoraient qu’il s’agissait du commandant Si Lakhdar. Nous nous
devions de protéger notre responsable. Alors lorsque j’ai vu le
commandant Azzedine blessé, je voulais le tirer vers moi et lui
tirait de son côté. Quatre de nos compagnons avaient été brûlés au
napalm. Le spectacle était insoutenable. Des trombes de feu
enflammaient le ciel. Lorsqu’une bombe au napalm tombe, elle explose
en centaines de flammes et de particules incandescentes plus petites
qui brûlent et vitrifient le sol. Et la chair grésillante, par
morceaux se détache dans une odeur âcre qui vous prend à la gorge.
En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il ne restait de nos
malheureux compagnons que des squelettes blanchis. Pendant que je
tirais Si Azzedine et qu’il me tirait, nous avons reçu une roquette.
Azzedine a été éjecté et moi j’ai reçu un éclat à quelques
millimètres du cœur. Je vomissais du sang, je ne voyais plus.
Etiez-vous
au courant des luttes politiques intestines des représentants entre
les dirigeants du FLN à l’extérieur.
Cela ne vous
désolait-il pas ?
J’étais un
combattant. Nous étions des hommes de terrain. On nous cachait bien
sûr ce genre de conflits. Car si les moudjahidine venaient à
l’apprendre, c’est toute la révolution qui aurait été compromise.
Les responsables à un niveau supérieur nous protégeaient de ce genre
d’informations.
Si vous
deviez juger de la valeur du soldat français, quelle appréciation
apporteriez-vous ?
La France a jeté
dans la guerre et pour le maintien de l’Algérie française ses
troupes d’élite, les meilleurs soldats et officiers dont elle
disposait. Des chevronnés qui connaissaient leur métier et pour
lesquels elle a tout permis. Les appelés du contingent étaient
protégés, ils servaient plutôt d’appui aux unités de la légion
étrangère ou aux parachutistes. Ils étaient affectés au contrôle, à
l’occupation du terrain. Pour notre part, je peux aujourd’hui vous
le dire, nous ne nous acharnions pas contre les appelés. C’étaient
des jeunes qui ne comprenaient pas toujours ce qui leur arrivait.
Ils venaient de France dans une terre inconnue pour se battre pour
une cause qu’ils ne saisissaient pas toujours. Nous étions
conscients qu’ils n’étaient pas des combattants de carrière. Quant
aux autres, croyez-moi c’étaient des baroudeurs aguerris qui
connaissaient leur matière. Lorsqu’ils entendaient aboyer une
mitrailleuse, tousser les rafales de mitraillette, la cadence d’un
FM Bar ou de la 24/29, ils jugeaient au staccato, au rythme du tir,
qui était derrière, qui se trouvait à la gâchette, c’est-à-dire si
c’est un baroudeur vrai de vrai ou si en revanche, il a peu
d’expérience. Nous n’aimions pas les affrontements contre les
tirailleurs. Parce que c’est le genre qui se met à l’abri derrière
un rocher et qui attend. Il attend que les renforts arrivent. Il
n’engage pas le combat. Pour nous qui avions pour devise « Frappe,
récupère et décroche », ils ne faisaient pas notre affaire. Les
renforts signifient l’intervention massive d’hommes en armes et
souvent aussi de l’aviation. Pour nous qui nous approvisionnions
chez l’ennemi en tenues, en armes et en munitions lors des
embuscades, nous préférions les autres corps, comme les
parachutistes. Parce que le parachutiste est un fonceur tout comme
nous. De part et d’autre, nous n’avions pas froid aux yeux. Il se
bat parce que c’est son métier, je me bats parce que c’est ma cause.
Ceux qui étaient détestables par-dessus tout, c’étaient ceux que
nous appelions les rapaces : Les goumiers et les harkis. Ils
investissaient les villages et commettaient toutes sortes
d’exactions, les pires, particulièrement sur les jeunes filles. Ils
violaient, pillaient et assassinaient sans état d’âme. Et vous
savez, après leur passage dans une déchra ou un douar, lorsque vous
vous trouvez devant le cadavre d’un enfant que vous avez tenu dans
vos bras, la dépouille d’une femme violée, les larmes d’un
vieillard... Votre frère et votre père étaient également au maquis.
Etaient-ils avec vous, c’est-à-dire dans la même région ? Le premier
à mourir, c’était mon père. Il était dans la katiba Zoubiriya puis
c’était mon frère à Champlain dans la compagnie qu’on appelait Sabr
ouel Imane. Je ne les ai rencontrés qu’une fois. C’était à ...
(larmes).
Que
s’est-il passé après votre blessure ?
Après que l’on
eut enterré Si Lakhdar à Ouled Z’nim, nous nous sommes rendus à
Ouled Bouachra où tombera quelque temps plus tard le Colonel Si M’Hamed,
nous avons rencontré quelqu’un qui s’appelait Aliouat Amirat. Il
était infirmier chez le docteur Baker. On le surnommait Toubib Si
Ali. Il était dans l’unité du capitaine Ali Lounici. De Médéa à Ksar
Berrouaghia lorsqu’on parlait de Toubib Si Ali, on disait de lui
qu’il faisait des miracles. Je le connaissais et lorsque nous
l’avons rencontré cette fois-là, j’étais sur une civière. J’avais
perdu beaucoup de sang. Je basculais sans cesse dans un état
comateux. Je négociais avec la mort. Le pauvre Toubib me soignait
avec les moyens du bord. Il ne pouvait pas faire plus, j’étais au
plus mal. Il faut dire que nous étions tous dans un piteux état
surtout que nous venions de perdre un des piliers de la Zone 1 en la
personne du commandant Si Lakhdar. Si Azzedine était sans doute le
plus touché de tous. Il avait oublié sa grave blessure qui a failli
lui emporter tout le bras et s’appliquait à cacher sa peine pour que
les djounoud ne le voient pas, ce qui aurait pu les démoraliser.
Nous avions rencontré plusieurs officiers qui accompagnaient Si M’Hamed.
Ce dernier m’appréciait beaucoup, il venait souvent me poser des
questions sur le moral des djounoud, sur ce que je pensais d’une
chose ou d’une autre. Il a tiré de sa poche et demandé à ce qu’on
m’achète une monture pour me transporter. Je suis passé en Wilaya V.
J’étais pratiquement à l’abandon, sans l’arrivée de Sid Ali Chérif
Zahar, qui était de la Wilaya IV en Zone 3 frontalière de la Wilaya
V. Les autres étaient partis et m’avaient laissé. C’est donc lui qui
s’est proposé de nous faire passer la frontière marocaine. On m’a
ligoté dans une espèce de berceau bricolé, en travers du dos d’une
mule. Mais ne voilà-t-il pas que nous tombons dans une embuscade et
que la mule prenne la fuite m’emportant dans sa course à travers
bois et talwegs. Deux jours durant, entravé, j’allais au gré de
l’errance de la mule, avant que des villageois me retrouvent. Nous
avons ensuite été évacués par Figuig avant d’arriver à la base 15 où
était le colonel Boumediène. J’ai été admis à l’hôpital, mais les
médecins marocains avaient trouvé mon cas désespéré et j’avais été
condamné par leur diagnostic. J’ai ensuite été recueilli par Si
Mohamed, originaire d’Oujda, qui m’a emmené chez lui dans sa
famille. J’étais traité à la morphine à cause des douleurs
insupportables. Puis des amis sont venus pratiquement me kidnapper
pour m’emmener à Rabat. Etant condamné par la médecine locale, j’ai
été remis aux soins du Croissant-Rouge, où il y avait à l’époque
Mansour Boudaoud, mais le Croissant était en faillite et n’avait
aucun moyen pour me transférer à l’étranger. Si Boudaoud m’a quand
même établi un passeport. Des amis ont fait une collecte, et c’est à
ce moment qu’est intervenu le colonel Si Saddek, ancien responsable
de la Wilaya IV. Lorsqu’il a appris que je me trouvais à Rabat, il
est venu me voir et a donné les instructions pour qu’on m’évacue
d’urgence vers Tunis via Madrid et Rome. En raison de mon état qui
s’aggravait, j’ai été hospitalisé à Madrid, je n’y connaissais
personne avant que Enidham dépêche des militants qui sont venus me
prendre en charge. Je suis resté 21 jours dans la capitale
espagnole. Je suis arrivé à Tunis où le professeur Tedjini Haddam
m’a opéré. Une opération qui a duré de 8 heures du matin à 21
heures ! Je suis resté neuf mois dans le coma... Après mon
rétablissement, j’ai été affecté au ministère des Affaires
étrangères, alors dirigé par Krim Belkacem puis au ministère de
l’Intérieur où j’étais chargé de la sécurité. Mais mon état de santé
a nécessité une autre hospitalisation à Genève. Quand Si Azzedine a
reconstitué la Zone autonome d’Alger, j’ai pris la résolution de
rentrer et de faire ce qui restait à faire avec mes compagnons. La
guerre n’était pas finie...
Boukhalfa
Amazit |